par Thémélis Diamantis
À mon amie Marilyne, pour m’excuser de penser de C.-G. Jung tout ce qu’elle n’en pense pas.
(FRA/ITA traduzione in fondo)
Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons (Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète)
« Un petit vieillard sans allure », voici le portrait amer et laconique que André Breton dressa de Sigmund Freud en 1922 dans la revue Littérature. Il faut dire qu’il était sorti très dépité, un an plus tôt, de sa rencontre avec Freud à son domicile viennois, au 19 de la Berggasse. Accueilli, comme il l’écrivit par la suite, par « une servante qui n’est pas spécialement jolie » (sic.), « dans une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne » et après avoir dû patienter dans la salle d’attente parmi des patients « de la sorte la plus vulgaire », Breton – qui connaissait les théories freudiennes depuis 1916 – s’était pourtant rendu à cette entrevue, le cœur soulevé par l’espoir de rallier le fondateur de la psychanalyse à la cause du Surréalisme[1], mais ce dernier le congédia au terme de quelques banalités polies. La suite de leurs échanges ne fut pas davantage constructive…Loin de là.
Breton revint pourtant à la charge entre 1932 et 1938, autrement dit au cours de la période allant des Vases communicants à Trajectoire du rêve, autour de ces deux projets principalement. À l’envoi par Breton d’un exemplaire du premier, Freud conclut sa réponse par : « Et maintenant un aveu que vous devez accueillir avec tolérance ! Bien que je reçoive tant de témoignages de l’intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu’est et ce que veut le surréalisme. Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l’art ». C’est évidemment faux, nous y reviendrons sous peu : Freud n’était pas éloigné de l’art en général mais certainement de l’usage que Breton entendait en faire, a fortiori en prenant appui sur la notion psychanalytique de l’inconscient et des soubassements pulsionnels du psychisme tels que décrits par Freud. Je pense qu’en rappelant de la sorte à Breton qu’il était avant tout un scientifique, Freud lui demandait surtout de le laisser en paix…Mais quand Breton invita Freud à participer à Trajectoire de rêve, la réponse de ce dernier se fit plus cinglante : « un recueil de rêves sans les associations qui lui sont ajoutées, sans la connaissance des circonstances dans lesquelles le rêve a eu lieu – un tel recueil pour moi ne veut rien dire et je ne peux guère imaginer ce qu’il peut vouloir dire pour d’autres ». Freud souligne ainsi les aspects méthodologiques (la libre-association en l’absence de laquelle aucune approche du rêve n’a de fondement ou de légitimité selon lui) indissociables de la démarche scientifique, au sein de laquelle il se plaît à rappeler l’ancrage épistémologique de sa découverte. Breton pensait que l’inconscient les rapprocherait, là où leurs approches de ce dernier plaçaient un océan entre eux.
Il faut dire qu’auprès de ses proches, Freud ne se privait pas de rapporter l’opinion qu’il se faisait des surréalistes, comme dans cet extrait de sa lettre du 21 juillet 1938 à Stefan Zweig : « Car jusqu’alors, semble-t-il, j’étais tenté de tenir les surréalistes qui apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux (disons à quatre-vingt-quinze pour cent, comme pour l’alcool absolu) ».
On sait tout autant ce que Freud pensait des « fous » et de l’interface qu’il leur trouvait avec les représentants de l’art de son époque. On en trouve l’illustration dans sa lettre du 21 juin 1920 au pasteur Oscar Pfister, lequel lui avait envoyé l’essai qu’il venait de rédiger sur l’art expressionniste sous l’angle de ses fondements psychologiques[2] : « Sachez que, dans la vie, je suis terriblement intolérant envers les fous, n’y découvre que ce qu’ils ont de nuisible et suis en somme pour ces « artistes » exactement ce que vous stigmatisez, au début, du nom de philistin ou de cuistre. » Les guillemets dont il accompagne le terme d’artistes en dit long sur le crédit ou l’estime qu’il leur porte.
Freud a toujours gardé un cap très clair sur la question des pulsions, du moins sur leur nécessaire élévation – par leur secondarisation, leur sublimation, leur transformation, etc. – afin d’en contenir les débordements et les excès « naturels »[3], tant sur le plan des individus que de l’art (devant traduire cette élévation dans une élaboration esthétique produisant une jouissance apaisante) et des sociétés, comme il en formalisa notamment l’idée dans Malaise dans la culture (1930).
Breton cochait ainsi toutes les cases de ce qui était susceptible d’horrifier Freud ou de provoquer sa parfaite désapprobation, voire son courroux. Le projet avec lequel Breton était venu le trouver prétendait en effet prendre appui sur la découverte freudienne de l’inconscient (notamment au travers du rêve) pour libérer les forces créatrices dans un art disruptif, capable de faire exploser le carcan esthétique et culturel (également sous son jour politique) qui bridait à ses yeux toute créativité véritable et tout accès à une vie plus intensément poétique. Comme il la définit dans le premier Manifeste du surréalisme (1924), la démarche surréaliste est un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] ». Il y écrit aussi que « le surréalisme tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie ». On peut aisément dès lors en déduire que « l’association de l’art et de la science » que Breton venait proposer à Freud devait se produire sous la bannière surréaliste, pour mieux libérer l’homme des fers de son entendement. Pas de quoi enchanter Freud, qui ne jurait que par la science et la maîtrise des pulsions par la raison, là où Breton – toujours dans le premier Manifeste – écrivait : « ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination ».
On doit d’autant moins s’étonner de la fin de non-recevoir que Freud signifia à Breton que dans L’interprétation des rêves (1899-1900), il utilisait une métaphore particulièrement inquiétante – celle des Titans – pour qualifier les désirs inconscients, dont il n’encourageait certainement pas le retour sous la forme brute qui avait présidé à leur mise à l’écart : « Ces désirs refoulés, mais toujours actifs, pour ainsi dire immortels, de notre inconscient sont, comme nous l’apprend l’étude psychologique des névroses, d’origine infantile. Ils sont, comme les Titans de la légende, écrasés depuis l’origine des temps sous les lourdes masses de montagnes que les dieux vainqueurs roulèrent sur eux : les tressaillements de leurs membres ébranlent encore aujourd’hui parfois ces montagnes ».
Breton avait donc tout pour apparaître aux yeux de Freud comme un parfait exalté venu plaider la libération des « Titans » que la science – par le biais également de la psychanalyse – s’employait à maintenir sous terre[4]. Breton voyait en de telles forces ce qui allait sauver la poésie, l’art et la vie, là où Freud – fidèle à l’esprit antique – rappelait qu’on ne discute, ne parlemente ni ne construit avec des Titans, car ceux-ci, en plus d’être dénués de toute intelligence et sens du tiers, imposent par la force leurs besoins propres et brutaux à ceux qui croisent leur route. Chronos lui-même ne mangeait-il pas ses propres enfants ? Sous un jour moins dichotomique (ou plus dialectisé), et en référence à la formulation nietzschéenne, Breton voulait inscrire le Surréalisme dans la dynamique initiée par les puissances dionysiaques tandis que Freud plaçait la psychanalyse sous l’égide des forces apolliniennes. Le premier désirait que Dionysos renversât Apollon, là où le second ne dialoguait avec Dionysos qu’au-travers de l’autorité et des moyens propres à Apollon.
Les raisons de ce rendez-vous manqué entre le Surréalisme et la psychanalyse – et même plus généralement entre Freud et l’art moderne – ont fait l’objet de nombreuses recherches et publications[5]. Je n’y reviendrai donc pas. L’eau ayant depuis coulé sous les ponts, il peut autant être dit que la crainte de Freud devant un art dont il pensait qu’il ne traduisait aucune sublimation était certainement exagérée et que Breton, s’il avait mieux lu Freud, aurait pu se douter qu’il ne trouverait certainement pas en lui un partenaire disposé à partager ses combats et ses idées.
On peut néanmoins relever que l’usage ou la référence aux théories nées de Freud a donné lieu à des œuvres au sein desquelles le surréalisme[6] et la psychanalyse font bon ménage, comme dans le film de Luis Buñuel, « Le charme discret de la bourgeoisie » (1972), lequel, outre une narration intégralement construite sur le canevas du rêve, offre une illustration très fine des notions de conflit et d’ambivalence psychiques[7].
Si d’une manière générale je me range volontiers, dans ce débat, du côté de Freud, je tiens néanmoins à développer dans les lignes à venir, un argument tendant à réhabiliter le point de vue de Breton. Ce dernier aurait-il eu raison sur un point concernant … la psychanalyse elle-même (indépendamment de l’emploi de l’inconscient par les surréalistes) ? Je m’efforcerai d’en développer l’idée autour de deux thèmes : la notion de Unheimlichkeit et la question de l’écoute dans la cure.
Le point de bascule entre Breton et Freud se situe autour des questions de la Vérité et du sens : chacun des auteurs se réclame de l’un comme de l’autre, mais dans des perspectives inverses. On pourrait tout autant dire que la découverte de l’inconscient leur tient lieu de point de départ commun mais pour s’engager en direction de buts contraires.
La Vérité dont le fondateur du Surréalisme est à la recherche est d’ordre poétique ; celle que l’inventeur de la psychanalyse entend mettre à jour est de type scientifique. Pour Breton et ses amis l’immédiateté poétique de la production portant le sceau de l’inconscient est elle-même la vérité ou le but recherché, alors qu’aux yeux de Freud, la vérité scientifique qu’il poursuit exige la mise à jour, par des procédures rigoureuses, des facteurs sous-jacents aux phénomènes étudiés, autrement dit l’identification des causes objectives rendant rationnelles et explicables des productions qui de prime abord ne le sont pas. Nous développerons bientôt ces idées sur la base des rêves.
Avant cela, je voudrais cependant opérer un bref détour par la notion de Unheimlichkeit. Pour rappel, l’essai de Freud « das Unheimliche » date de 1919 ; il est donc postérieur de près de deux décennies à L’interprétation des rêves. L’adjectif unheimlich, très fréquent dans la littérature romantique allemande (E.T.A Hoffmann, Justinus Kerner, Ludwig Tieck, etc.), est difficilement traduisible dans une autre langue car il condense (au sens le plus psychanalytique du terme) deux réalités contraires : celle du Heim – l’équivalent du Home anglais – (la maison, le foyer en tant qu’ils procurent un sentiment de familiarité, de confort et de sécurité) et de son contraire – indiqué par le préfixe Un. Autrement dit, l’association des deux, tend à signifier, lorsque de la Unheimlichkeit se produit, que l’espace dans lequel un individu se sait chez lui et se sent chez lui, dans une familiarité rassurante, est également traversé par un sentiment d’étrangeté, de mystère[8], voire de danger.
Marie Bonaparte, en 1933, traduisit le terme en français par « l’inquiétante étrangeté ». À titre personnel, je lui préfère nettement les traductions ultérieures de Roger Dadoun (l’inquiétante familiarité) ou celle de François Roustang (l’étrange familier). Nous pouvons noter que les trois auteurs recourent à l’emploi de deux termes, au lieu d’un seul, pour traduire le caractère de ce qui est unheimlich. La supériorité des propositions de Dadoun et de Roustang réside, à mes yeux, dans le contraste, l’opposition ou la tension qui se dégage de l’association entre les deux mots choisis. Fidèles au sens du terme allemand, ils mettent l’accent sur la simultanéité paradoxale (absurde ?) d’un sentiment et de son contraire. La vérité de la Unheimlichkeit est d’être à la fois étrange (ou étrangère) et familière au sujet, inquiétante et rassurante. À l’inverse de Marie Bonaparte, Dadoun et Roustang font de la Unheimlichkeit un oxymore. Or ce dernier, loin d’appartenir au vocabulaire ou au domaine des sciences, est une figure rhétorique, autrement dit un signifiant littéraire qui tient son sens de la rencontre non-exclusive des notions contraires qui le composent et de la tension dynamique qui se dégage de leur mise en correspondance. C’est au pouvoir de tels oxymores et à leur vérité poétique que Breton était particulièrement sensible ou entendait rester fidèle. Le Surréalisme, d’ailleurs, les cultive : le « hasard objectif » ou les « cadavres exquis », en plus d’être (pour le premier) un principe de lecture du monde ou de la vie et (pour le second) un jeu graphique ou d’écriture, sont eux-mêmes autant d’oxymores. Mais ces derniers jalonnent évidemment le champ poétique, ou plus généralement littéraire, bien avant le mouvement surréaliste, comme l’attestent, pour l’exemple, les vers de Corneille dans Le Cid (« cette obscure clarté qui tombe des étoiles ») ou la formule de Balzac dans Le Colonel Chabert (« une sublime horreur »). Plus près de nous, quand en 1999, Boris Cyrulnik – dont on connaît les liens avec la psychanalyse – donne pour titre Un merveilleux malheur à son livre sur la résilience, ne place-t-il d’ailleurs pas aussi l’ensemble de son propos sous la guidance poétique d’un oxymore ?
Freud, pourtant, de son côté, semblerait avoir adopté une compréhension de la Unheimlichkeit plus proche de la traduction qu’en fournit Marie Bonaparte. Comme le relèvent également Jacques Sédat, Sophie de Mijolla-Mellor ou Paul-Laurent Assoun, la Unheimlichkeit freudienne, telle qu’elle ressort de son article de 1919, traduirait la résurgence d’un effrayant archaïque depuis longtemps connu ou familier au sujet. Comme Sophie de Mijolla-Mellor le rapporte dans l’article qu’elle consacre à ce sujet dans le Dictionnaire international de la psychanalyse (2005), Freud aurait emprunté à Schelling l’idée selon laquelle « ce qui doit rester dans l’ombre, mais en sort cependant est étrange parce que porteur d’une transgression ». La Unheimlichkeit se comprendrait ainsi comme une des manifestations du retour du refoulé. On retrouverait ici le paradigme causal et explicatif, constitutif du naturalisme scientifique que Freud considérait être celui auquel sa découverte appartient.
Deux conceptions de la Unheimlichkeit se font face ainsi : l’une qui phénoménologiquement mettrait l’accent sur le caractère indissociable de « l’oxymore », l’autre – naturaliste, s’appuyant sur une décomposition – Zerlegung – expérimentale et scientifique du tout complexe en ses parties élémentaires pour mettre à jour les mécanismes de causalité qui s’y font jour.
Plutôt que de trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces conceptions, il me semble nécessaire de rappeler l’articulation clinico-théorique du savoir freudien, telle que définie par Freud lui-même dans « Psychanalyse » et « Théorie de la libido » (1922) : les théories de la psychanalyse sont dégagées depuis son terreau clinique. Nous nous trouvons ainsi face à deux paradigmes et non un seul, dont l’un supporte l’autre ou y conduit. Les deux sont vrais mais sur des plans distincts. Sur celui de la clinique, il est avéré – dès L’interprétation des rêves (1899-1900) – que la simultanéité des multiples et des contraires, dans le caractère également unheimlich et absurde que de telles productions détiennent (comment est-il possible, dans mon rêve, que je me trouve simultanément en deux lieux ou époques distincts, que je survole une forêt avec un magicien ou que mon ami Jean se mette à parler avec la voix de ma défunte tante Henriette ?), est premier dans l’ordre du savoir auquel la résolution de leur mystère conduit. Sans eux, il n’y aurait ni théories, ni explications en termes de causalité. La vérité psychique s’exprime dans les rêves du sujet dans une absurdité analogue à celle des oxymores[9] ; leur transposition – au sens également de leur modification ( !) – sur un plan explicatif ou théorisé introduit une causalité qui est absente sur le plan des phénomènes. Elle lui est néanmoins seconde sur le plan de la Vérité.
Le sens étrange des rêves, au même titre que leur vérité intrinsèque ou leur mystérieuse familiarité pour le rêveur (comme une lumineuse absurdité ou une évidence énigmatique, pour rester dans les oxymores) échappent à la prétention de toute explication causale exhaustive portant sur eux ou à la somme de telles tentatives. Face au mystère, on ne peut, comme le dit Freud, qu’en deviner le sens. De même, c’est dans la pénombre qu’on s’approche au mieux du sens des rêves et de leur obscurité que surgit la lumière.
C’est au final sur des questions analogues à celles que la psychanalyse rencontre sur son plan clinique que Breton développe un regard et un intérêt pour l’inconscient très convergents avec ceux de Freud ou plus proches de la réalité poétique des « oxymores » ou des condensations paradoxales qu’expriment ces phénomènes que des exigences scientifiques et des explications causales qui préfèrent les réponses aux mystères ou la science à la poésie.
Breton, on le sait, au même titre que beaucoup d’autres artistes du début du vingtième siècle (Picasso, Braque, Apollinaire, Moore, etc.) était un grand amateur des arts extra-européens, notamment de l’art océanien. Il avait dit un jour : « l’art océanien, c’est l’oiseau, le ciel, le rêve ». La puissance de sa proposition repose, en plus du choix des termes et de l’évocation poétique qu’ils produisent, sur l’emploi des virgules qui en assurent la syntaxe : l’art océanien, l’oiseau, le ciel, le rêve sont posés comme quatre facettes d’une même réalité, alors qu’ils renvoient, pris isolément, à quatre signifiés différents. Ce qui les relie, par-delà leurs différences, tisse dans son halo la définition que Breton entend offrir de l’art océanien. Elle n’est cependant audible que dans l’acte poétique qui la formule, dans une correspondance qui ne doit rien à la causalité ou à la catégorisation des signifiés du langage, comme si chacun des quatre termes était en même temps chacun des trois autres en plus de renvoyer à lui-même. Au fond, l’intimité familière des images produites par la juxtaposition des termes ouvre le champ d’une compréhension qui contraste avec l’étrangeté paradoxale de l’énoncé. L’art évoque son objet ; il ne l’explique pas. La simultanéité des multiples prime, en termes de sens, sur toute causalité, la correspondance entre les termes et les images mentales qu’ils convoquent, sur tout principe explicatif. L’art océanien, dit en somme Breton, se comprend par la poésie qu’il dégage ; c’est pourquoi il ne peut être défini en retour que par une évocation elle-même poétique. Comme pour valider la définition de Breton, certains masques océaniens, comme ceux de la culture dite Malagan[10] (Nouvelle-Irlande), ne sont-ils d’ailleurs pas exécutés à la suite de rêves, ne mettent-ils pas aussi en scène – entre autres – des oiseaux (qui volent dans le ciel) et ne font-ils pas eux-mêmes penser à des visions oniriques ? Selon les phénomènes concernés[11], la simultanéité des multiples témoigne sur un mode poétique d’une complexité de sens résistant à une volonté de décomposition explicative.
Freud dit-il fondamentalement autre chose quand il affirme dans L’interprétation des rêves : « le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin. C’est pourquoi il leur a apparu comme absurde et sans valeur. » ? Le rébus est un tout ; on ne peut en retirer un élément ou en saisir la valeur indépendamment des autres.
Quand, dans le chapitre VI du même ouvrage, il avance l’hypothèse du contenu latent du rêve (les pensées du rêve qui traduisent la présence ou la réalisation en ce dernier des souhaits infantiles que le rêve exprime et organise), il fait preuve évidemment d’une approche causale des rêves, conforme à son ambition scientifique. Mais le rêve lui-même, dans la forme de son énoncé, tient tout entier dans son contenu manifeste, lequel n’est autre, comme nous l’apprend Freud, qu’un rébus. C’est par la résolution de son énigme qu’un accès est donné aux pensées latentes, de manière analogue à la façon dont le plan clinique de la psychanalyse fonde celui de ses théories[12]. La réponse au mystère dont le rébus du rêve est le gardien réside dans la contingence des parties qui le composent (à la manière des oxymores ou des cadavres exquis et des phénomènes de hasard objectif pour les Surréalistes) ; leur disposition horizontale – le rébus se lit sur le plan, où chaque élément est visible et jouxte les autres[13] – précède et rend possible une lecture plus « verticale » subordonnant le contenu manifeste au contenu latent, ouvrant sur la possibilité, d’un point de vue plus général, d’un éclairage conceptuel (métapsychologique) des rêves depuis la théorie du psychisme auquel leur étude a conduit.
Sans en avoir eu l’intention, Breton et ses amis rappellent ainsi à l’usage des psychanalystes un aspect essentiel de leur profession, non dans leur manière de penser les phénomènes mais de les accueillir dans leur exercice clinique de manière sensible et compréhensive. En effet, la séparation – « analytique », au sens du chimiste Lavoisier[14] – clinique et conceptuelle à laquelle se livrent les psychanalystes s’accompagne également pour eux de la façon dont les parties faisant l’objet de cette décomposition entretiennent par ailleurs, sur un mode dialectique, des rapports en apparence paradoxaux entre elles, dont dépend la compréhension première ou fondamentale du sens (mystérieux, comme une énigme, un rébus ou un oxymore) que les phénomènes (ou plus généralement les sujets singuliers), considérés comme des totalités, donnent à voir, ou mieux encore, à entendre au travers de leurs manifestations concrètes. Plus simplement dit, les psychanalystes écoutent autrement qu’ils pensent.
Je souhaite conclure mon propos en l’illustrant par une séquence analytique produite, il y a longtemps, par un patient.
Celui-ci était alors âgé d’une trentaine d’années. Il habitait à quelques dizaines de mètres de mon cabinet, lequel se trouve sur l’arrière de la Cathédrale de Lausanne et à côté d’une école secondaire (Gymnase). La Cathédrale, comme le Gymnase font sonner une cloche à chaque heure pleine. Celle du Gymnase (ne me demandez pas pourquoi…) retentit toujours deux minutes avant celle de la Cathédrale.
Nous avions, ce jour, convenu d’une séance à onze heures. Le patient se trouve chez lui, absorbé à lire[15]. Soudain, il entend sonner la cloche (celle du Gymnase) annonçant qu’il était justement onze heures. Craignant d’être en retard, il quitte son domicile à la hâte pour se rendre à notre séance, dévalant au passage l’escalier de son immeuble. Quand je lui ouvre la porte, il s’excuse, avec une déférence qui me surprend, de son retard, alors qu’au même moment sonnait la cloche de la Cathédrale. Je lui dis en souriant qu’il est tout à fait à l’heure. Son visage, néanmoins, paraît préoccupé. Il débute la séance par un événement qui venait juste de se produire. Alors qu’il descendait l’escalier, le concierge de son immeuble l’avait interpellé. Aussitôt, et avant-même d’apprendre ce que ce dernier lui voulait (en réalité, il s’agissait de lui annoncer la relève prochaine des compteurs d’eau chaude), il avait été saisi par un sentiment de profonde culpabilité. Je lui dis, « comme la peur d’arriver en retard à la séance… ». Il me répond, évasif, « oui, sans doute ». Il poursuit. Cette culpabilité éprouvée le faisait penser à des scènes à répétition vécues avec son père, universitaire et grand lettré, qui du temps de l’adolescence de son fils avait cherché à lui faire lire les auteurs classiques (dont Victor Hugo, dont il appréciait particulièrement les œuvres), alors que lui-même préférait les bandes dessinées qu’il lisait toujours, avec un sentiment de honte, en cachette de son père. Il pensait avoir toujours déçu ce dernier. Comme celui-ci était un homme doux et aimant, il ne lui en a jamais fait ouvertement le reproche, mais le patient restait persuadé qu’au fond de lui son père lui en voulait de ne pas suivre ses pas ou de se nourrir à des sources qu’il ne jugeait pas de qualité. Il pensait tout autant que son père devait le croire trop bête pour faire des études supérieures. D’ailleurs, il n’a jamais fréquenté l’Université. Un silence assez long s’installe. Il le rompt pour dire : « d’ailleurs vous aussi, vous avez vos nombreux diplômes accrochés aux murs ». Je sens l’agressivité latente de ces mots. Nouveau silence. Il enchaîne par un rêve dans lequel il est, à la manière d’un enfant, aux pieds d’un homme imposant et barbu ; il se sent « tout petit » à côté lui. Je précise qu’à l’époque je portais la barbe. Je n’attire pas son attention sur ce détail[16] mais lui demande : « comme Victor Hugo ? ». Il s’emporte presque en me lançant : « et n’allez pas me dire que c’est mon père ! Mon père était petit et chauve ! ». L’homme barbu et imposant de son rêve « était » certainement son père (« grand » aux yeux de son fils sous l’effet d’un déplacement qui situe sur le plan de la hauteur physique les propriétés morales et intellectuelles qu’il lui reconnaît ou qui restaure le regard en contre-plongée d’un très jeune enfant qui regarderait son père – même de petite taille – depuis le sol), autant qu’il renvoie aux autres acteurs de son récit. Développons cela.
Chaque élément de cette séquence conduit à une chaîne associative, dont certaines se croisent ou convergent. Considérons la séquence comme un tout. Elle se compose d’éléments qui renvoient à des plans, des acteurs, des situations et des temporalités distincts, reliant le présent immédiat (l’événement avec le concierge, mais aussi – dans l’actualité temporelle et spatiale de cette séance – une phase de transfert particulièrement ambivalente, associant soumission, admiration, culpabilité et agressivité), des souvenirs répétitifs d’événements passés, un rêve, des impressions sur la littérature, le savoir, l’autorité, le plaisir, etc.
Comme l’art océanien dont parle Breton, qui serait l‘oiseau, le ciel, le rêve, chacun des personnages du récit de mon patient « est » également les autres ou entre en résonance interne avec ceux-ci. Il en va de même de l’ambivalence amour-haine qui en caractérise la tonalité affective. La culpabilité, l’agressivité (latente) ou la soumission à l’autorité sont aussi transversales que le jeu des représentations qui les portent : elles vont du concierge à son père en passant (dans le transfert) par moi et Victor Hugo. Dans l’ensemble de leurs interactions, les parties qui composent la séquence forment le rébus ou construisent des sortes d’oxymores (d’affects ou de représentations) au travers desquels apparaît le conflit psychique du patient. Sans la simultanéité des multiples et des contraires, celui-ci resterait caché.
Ce mouvement double de l’affect du patient, qui oscille entre l’admiration pour de telles figures et son envie de s’opposer à elles, se voit lui-même complété par un double mouvement psychique de l’analyste visant à la fois à saisir ce qui relie entre elles des représentations multiples ou différenciées et à identifier les causes objectivement distinctes qui en produisent les manifestations.
C’est au premier de ces mouvements que se rattache l’écoute flottante du psychanalyste, dont on doit le principe à Freud, lequel invite l’analyste à ne pas s’agripper aux signifiés du discours produits par le patient mais à s’abandonner à une écoute plus profonde et inconsciente (on pourrait tout autant dire plus poétique ou contemplative) dans laquelle le sens des phénomènes se découvre dans ce qui relie les fragments du discours entre eux et non par les signifiés que le langage désigne en les dissociant d’autres signifiants et d’autres signifiés. Cette lecture transversale du sens, dans la simultanéité des multiples et des contraires (propre à l’inconscient) rendue apparente par les représentations et les affects produits dans la cure et sollicités par elle (des deux côtés du divan) est ce que Freud qualifie de Durcharbeitung (perlaboration), littéralement un travail ou une lecture « à travers » ce matériel paradoxal, de l’intérieur de celui-ci. Si la décomposition, empirique et conceptuelle, des phénomènes suppose – comme dans les sciences naturelles – une place de regardant externe face à ceux-ci, leur écoute compréhensive est immersive, globale ou interne. Elle engage le tout complexe avant les parties ; elle privilégie, sur les questions du sens, les phénomènes à leurs causes. Comme Michel de M’Uzan n’a pas manqué également de le rappeler, l’analyste accepte par son écoute de s’éloigner des rivages de sa seule raison, de se laisser happer dans son inconscient par l’inconscient de l’autre pour en accueillir en lui la vérité. C’est un acte passablement « surréaliste », quand on y pense…Il semble convoquer une forme d’abandon créatif, commune aux Surréalistes et à ceux qui dans la cure y exercent leur écoute et leur art interprétatif (Deutungskunst).
L’ouverture poétique au merveilleux, à l’insensé, à l’étrange, au paradoxal, est un guide ou un support dont la psychanalyse ne peut se passer. L’inconscient fait advenir (entre autres) les rêves du patient comme il dirige également de manière souterraine l’effort de connaissance propre aux représentants de cette discipline, au risque d’en bousculer les idéaux de rationalité. L’inconscient, dans les manifestations qui le caractérisent, est « surréaliste », par nature. Il compose l’étrange mer sur laquelle flotte le bateau de cette (elle-même) étrange discipline, sommée d’emporter jusque dans sa volonté scientifique la déraison mais aussi la poésie de son objet.
Breton, au fond, n’avait peut-être pas si tort…
[1] Un véritable « feu d’enthousiasme » embrasait même sa lettre de venue au père de la psychanalyse, comme le rapportera Simone Kahn (in Marc Saporta et al., André Breton ou le surréalisme, même, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1988)
[2] O. Pfister, Der psychologische und biologische Untergrund expressionnistischer Bilder, Berne, Birchner, 1920.
[3] En tant qu’ils sont inhérents à la nature (biologique) des hommes.
[4] La correspondance, en 1932, entre Freud et Albert Einstein, en constitue un témoignage flagrant.
[5] Voici, pour exemple, ma propre contribution à ce débat : T. Diamantis, « Freud, l’art moderne et les « misérables cannibales nus » : une perspective décalée sur le destin des pulsions » in Topique, 2008/3 , (N° 104), pp. 127-147.
[6] Ou à défaut, son héritage.
[7] Comme dans cette scène, vers la fin du film, où l’Évêque-jardinier donne l’extrême-onction (en sa qualité d’Évêque) avant de tuer (en tant que fils) d’un coup de fusil, l’homme – un jardinier – qui venait de lui confesser être l’assassin de son père, sans savoir que l’Évêque qui lui faisait face en était le fils. Dans une scène précédente du film, l’Évêque avait pourtant évoqué la cruauté de son père (également donnée par le jardinier comme motif de son geste) – assassiné sans que le coupable fût découvert – qu’il détestait et son amour du jardinage que lui avait transmis un jardinier aimant envers l’enfant qu’il était alors et qui travaillait jadis chez son père. L’Évêque-jardinier vengeait donc son père (qu’il détestait) en tuant – ce qui n’est pas très chrétien … mais après l’avoir absout… – un père symbolique et de substitution qu’il aimait et dont il portait en lui l’héritage…
[8] On retrouve « Heim » dans Geheimnis (le secret)
[9] Freud les théorisera sous l’appellation de processus primaires.
[10] Dont Breton possédait des exemplaires.
[11] L’art océanien de la manière dont en parle Breton ; les rêves, dans l’approche de Freud.
[12] Voir également T. Diamantis, « Des mystères du sens à la lumière des normes : quel espace pour dire et penser la psychanalyse ? » in Exagere, janvier-février 2024.
[13] Voir à ce propos, F. Gantheret, « Esthétique de l’écoute psychanalytique » in Revue française de psychanalyse, 2003/2, pp. 414-430
[14] La décomposition expérimentale du tout en ses parties constitutives.
[15] Ce détail, nous le verrons, n’est pas anodin.
[16] Ce sera fait plus tard.